Musique, mode, design… Le rappeur issu de la classe moyenne force toutes les portes et sait créer le buzz. Doté d’une inébranlable foi
en lui-même, “Yeezus” est persuadé depuis toujours qu’il peut tout faire Kanye West.
La life de Kanye West est un buzz permanent. Chaque disque – plus de 20 millions d’albums écoulés et 100 millions de
téléchargements – est un événement. La sortie de chacune de ses baskets affole les blogueurs de mode, et elles se vendent en quelques
minutes. Le 2 décembre, son adidas Yeezy Boost 350 a été élue chaussure de l’année par la gazette professionnelle Footwear News. En
septembre, son deuxième défilé de prêt-à-porter – collection saugrenue d’inspiration militaire vendue en exclusivité chez Barneys New
York et Colette, à Paris – a aimanté la planète fashion. La papesse Anna Wintour était au premier rang. Tour à tour, Kanye (prononcez
kanh-yee) West s’est autoproclamé Yeezus (pour Dieu), génie, et prochain président des Etats-Unis, comparant son aura créative à
celui de Steve Jobs, de Picasso, de Thomas Edison et de Walt Disney.
A 38 ans, sa fortune oscillerait entre 80 et 150 millions de dollars. Il est marié à Kim Kardashian, bimbo planétaire aux 53 millions de followers sur Instagram. En attendant la naissance de leur fils, annoncée pour le 24 décembre (!), fans et bookmakers ont spéculé durant des semaines sur son prénom : Legend, Christmas… Finalement né le 5, l’héritier s’appelle Saint. Sa sœur aînée, 2 ans, North. Kanye West, artiste polymorphe (musique, mode, design…), est no limits. Et il adore ça.
“L’artiste le plus en vue, le plus à la mode, le plus tout… Kanye, c’est une hyperbole à lui tout seul !” s’amuse Michaël Amzalag, du duo de designers graphistes M/M (Paris), qui a imaginé une collection de foulards avec le rappeur. Kanye, en swahili, signifierait “l’unique”. En avril, le magazine Time l’a sacré en une parmi les 100 personnes les plus influentes du monde – catégorie “Titans”. “Kanye serait le premier à vous dire qu’il a sa place dans ce classement, écrit Elon Musk, ego d’un autre genre, qui s’est fendu pour l’occasion d’un hommage inattendu. Ce type ne craint pas la fausse modestie, et il a raison. C’est sa foi en lui-même et son incroyable ténacité qui l’ont propulsé là où il est.” Le fondateur de SpaceX et de Tesla Motors le surnomme le “briseur de frontières”. De fait, depuis ce jour où, à 7 ans, lors d’un concours de talents, le petit Kanye a vu son interprétation de Stevie Wonder sabotée par un technicien manchot, il n’a eu cesse de prouver que tout talent et travail acharné valaient le détour. “J’aurais pu gagner !” se lamentera-t-il le jour du maudit concours. West reviendra (et gagnera) l’année d’après. Puis toutes les années suivantes…
Au départ, pourtant, aucune soif d’ascension sociale manifeste chez ce natif d’Atlanta élevé à Chicago. Pas de père inconnu ou d’enfance pauvre dans un ghetto. Certes, ses parents, un photojournaliste et ex-sympathisant des Black Panthers, et une professeure d’anglais à l’université de Chicago, se sont séparés avant ses 3 ans. Mais sans déchirement. “Si, avec mon salaire de prof, on n’avait pas les revenus de la classe moyenne, Kanye a grandi avec les valeurs – et les espérances – de la classe moyenne”, racontera sa mère, Donda, figure centrale, décédée en 2007.
Très tôt, son fils se distingue en classe, crayonne des fruits et légumes aux couleurs antinomiques, capitalise sur sa trempe sans complexe. Lorsqu’il part un an avec sa mère en Chine, ses camarades sont fascinés par la couleur de sa peau et son art de la breakdance. Il en profite pour improviser des représentations à l’école et se paie des brochettes d’agneau, son pêché mignon d’alors. A 20 ans, télémarketeur du dimanche, il réussira à vendre à sa mère l’affaire de la semaine sans qu’elle le reconnaisse. “Si on vous apprend que vous ne pouvez rien faire, vous ne faites rien, prêchait le rappeur dans une interview à la BBC, en 2013. Moi, on m’a toujours appris que je pouvais tout faire.”
A commencer par pousser les portes. Toutes les portes. Dans la musique tout d’abord. Kanye West fera deux ans d’université aux beaux-arts de Chicago. Les arts plastiques l’intéressent. Mais la musique le hante. A 15 ans, il a enregistré un single – Green Eggs and Ham, d’après le monument de littérature enfantine américaine du même nom – dans un studio à 25 dollars l’heure. A 20 ans, il veut tenter sa chance. Sa mère lui donne un an pour percer. Ses beats sous le bras, ces séquences musicales sur lesquelles un rappeur pose son texte, il fait (déjà) le siège des grandes maisons : Dion Wilson (No ID), producteur originaire de Chicago, son acolyte Jermaine Dupri… Sa patte et sa personnalité font mouche. En 2000, sa route le mène à Roc-A-Fella Records, la maison cofondée par Shawn Corey Carter, plus connu sous le nom de Jay-Z, et déjà une star et un businessman aguerri. Sa future “âme frère”. West sera derrière certains tubes d’Alicia Keyes, de Janet Jackson, de John Legend… A 23 ans, sa carrière de producteur est tracée.
Mais Yeezus (forcément) rêve d’une carrière solo. Le 23 octobre 2002, un événement servira de révélation : après une nuit d’enregistrement à Los Angeles, West s’endort au volant, sa voiture fait un tonneau. Sa mâchoire est brisée, une partie de son visage est défigurée… Mais il est vivant. L’accident conforte sa croyance que Dieu veille sur lui et qu’il perd du temps à négliger sa vraie mission. Quinze jours plus tard, la mâchoire brochée, il chante et enregistre Through the Wire (A travers les fils), premier single de son album comme chanteur. Sorti en 2004, The College Dropout (celui qui a abandonné la fac) lui vaudra trois Grammy Awards, la crème des récompenses musicales, sur les 21 qu’il détient. Autant que Jay-Z.
“Si les gens l’adorent, ce n’est pas parce que c’est le meilleur rappeur, mais parce qu’il donne tout, tout le temps, partout”, dit Julius Bailey, professeur de philosophie et auteur d’un livre sur l’impact du phénomène West sur la culture américaine. La demi-mesure, c’est vrai, le rappeur ne connaît pas. Sa demande en mariage à Kim ? Dans un stade de base-ball, privatisé pour l’occasion (coût estimé de l’opération : 200.000 dollars, bague de 15 carats non incluse). Sa collaboration chez Vuitton avec Marc Jacobs ? Il se rebaptise Martin Louis the King Junior – en référence au célèbre militant non violent pour les droits civiques des Noirs américains des années 1960. Drôle de clin d’œil pour promouvoir une basket vendue entre 600 et 800 euros.
Mais ce qui délecte ses fans (et détracteurs), ce sont ses sorties-chocs et rarement chics. Ainsi, en 2009, quand il bondit sur scène lors des MTV Video Music Awards, pour contester le prix de la chanteuse Taylor Swift, arguant que Beyoncé (épouse de Jay-Z) le méritait plus. En 2005, enrôlé par la télé pour récolter des fonds après l’ouragan Katrina, il tacle le président américain : “George Bush s’en fout des Noirs !” La chaîne coupera l’antenne. Bush qualifiera plus tard la séquence de “pire moment de sa présidence”. West présentera ses excuses… sur la forme. L’occasion de livrer sa conception toute particulière de la notion de rédemption : “Dire pardon est quelque chose que vous pouvez faire souvent. Cela vous donne l’opportunité d’exprimer votre opinion, de vous excuser ensuite… Tout en en profitant pour redonner votre opinion.”
Accueil mitigé dans la mode
L’univers – autrement codifié – de la mode, le rappeur va le conquérir avec cette technique du pied dans la porte. Fendi, Yves Saint Laurent, les chausseurs de luxe Pierre Hardy et Giuseppe Zanotti… “Sa tactique, c’est de faire de l’entrisme, dit Mathias Augustyniak, l’autre moitié de M/M (Paris). Il s’est payé le luxe de faire le tour des grandes maisons juste pour discuter, apprendre, se nourrir… De l’espionnage industriel au sommet !” West aime la mode depuis toujours – lycéen, il claquait son budget de garde-robe de rentrée en fringues de créateurs.
Mais la mode n’adhère pas forcément au personnage et à ses convictions fanatiques. La première fois qu’il débarque chez APC, l’atelier
de Jean Touitou, styliste minimaliste et chic, le standardiste le prend pour un choriste venu travailler dans le studio d’enregistrement
de la maison. Les deux collections capsules APC Kanye se vendront comme des petits pains. “Kanye est un créateur venu de la culture
du sampling et de la libre expression, salue Touitou. C’est une marque, un génie, et un ami avec qui j’aime travailler.”
Ailleurs, l’accueil n’a pas toujours été aussi enjoué. “Ses vêtements et mannequins ressemblent à des prisonniers de guerre ! écrivait en
septembre la critique Cathy Horyn. Ces vêtements à l’allure terne et usée prouvent que West ne peut en aucun cas être pris au sérieux.”
Rares sont les maisons qui racontent leur expérience avec Yeezus. Certes, l’industrie a vite compris l’intérêt de cette tête de gondole
grand public – fin 2013, l’image du Birkin d’Hermès offert à Kardashian et customisé par le peintre George Condo a fait le tour
d’Instagram. Mais elle s’accommode mal d’une guest star aussi imprévisible. “Salut, je m’appelle Kanye, j’aime le beige, le grège, le
taupe et la couleur aubergine” sont les seuls mots que l’artiste a lâchés en guise de premier contact avec les M/M (Paris). “Il aime les
rapports musclés, tester et pousser les gens à bout, il faut lui résister”, ajoute Mathias Augustyniak. Même Touitou reconnaît lui avoir
indiqué “très clairement des limites”.
En 2013, jugeant ses royalties trop maigres, West a claqué la porte de Nike. Après avoir décrété qu’il ne travaillerait plus pour Vuitton,
accusé d’avoir vendu ses baskets trop cher, il reprend contact. Accueil tiède. West appelle au boycott de la marque. Ce qui n’a pas
empêché son propriétaire, Bernard Arnault, d’assister à l’un de ses concerts caritatifs en mars, à sa Fondation Vuitton…
“Je ne suis pas un businessman… Je suis un business !” chante West dans l’un de ses tubes. Ces temps-ci, c’est encore le cobranding avec son épouse, les Kimye, dixit les médias, qui fait le plus de bruit. L’an dernier, leurs noces ont mobilisé les médias du monde entier. Le contrat de mariage – le premier pour lui, le troisième pour elle – a été bétonné par les avocats. Mariage d’amour ? “Il est raide dingue d’elle, mais on ne se choisit jamais par hasard, dit Julius Bailey. Quand on voit à quel point Kanye idolâtre la marque bâtie par Jay-Z et Beyoncé, on imagine qu’il rêve de la même chose – en mieux.”
L’intéressé, d’une certaine façon, confirme : “Je commence à saisir ce que je peux créer et apporter au monde”, avouait-il cet été. Confession d’un artiste génial… ou d’un businessman ultraopportuniste ? “Je m’en fous qu’on se souvienne de moi. Ce qui compte, c’est… ce que je peux faire de ma voix. Nos enfants sont nés dans un monde brisé. C’est à nous de nettoyer et de réparer les dégâts.”
En mai, l’Art Institute de Chicago lui attribuait un doctorat honorifique pour son “travail transformateur et défiant tous les genres”,
diplôme décerné jadis à Jeff Koons et à Patti Smith. Pour une fois, les médias l’ont immortalisé avec le sourire. Yeezus n’a pas fini de
faire parler de lui. L’an dernier, condamné à des travaux d’intérêt général pour avoir frappé un paparazzi, il a choisi de donner des
cours de mode à la fac. En 2013, après avoir soutenu des programmes contre l’échec scolaire et l’illettrisme, il a fondé à Chicago La
Maison de Donda, favorisant l’accès des jeunes à l’enseignement artistique. Et ça, ce n’était pas pour le buzz.